II - L'ARTISTE ET LA PUBLICITE - DEMARCHE

Depuis 1949, Jacques Villeglé révèle la beauté de 3500 affiches, des gigantesques aux petits formats, témoignent de se geste son obstination et son pouvoir d’interpellation. Il s’est fait l’historien de toute une génération d’artistes qui voulait donner plus de liberté à l’Art. Il affirme qu’en prenant l’affiche, il prends l’histoire. Son œuvre va devenir une mémoire de la société française, de l’après-guerre à aujourd’hui.

Il se définit comme un artiste non producteur, un ravisseur d’affiche, un réveleur de traces de civilisations. Il s’est mis au service du « lacéré anonyme » dont il prélève avec un minimum d’intervention, la production sur les murs de Paris.

Il prône l’effacement de l’artiste au profit de l’expression spontanée de la rue, notion d’anonymat. Dans son texte intitulé Des réalités collectives ,il condamne le mythe de la création individuelle. Le génie collectif des lacéreurs d’affiches le dispense du moindre geste de création. Sa devise est « le ravir plutôt que le faire » . De ce fait l’œuvre multiplie les styles, s’avère protéiforme. Il n’empêche qu’il choisit « ses » affiches, leur format, qu’il décide de leur cadrage. Il a compris qu’avec l’affiche tout le monde travaillerait pour lui. Les typographes chercheraient de nouvelles formes de typographie, les chromistes de nouvelles couleurs. Les affiches des années 50 qui étaient dans le métro avaient des bleus un peu gris, des jaunes pas très citronnés. On a vu ensuite apparaître les couleurs électriques, les couleurs fluorescentes. Et puis les sujets, les slogans, les mots ont changé. Il s’est dit dès le début qu’il fallait qu’il maintienne comme règle du jeu celle du prélèvement et rien d’autre.
De ce fait il établit une nouvelle relation à l’objet : « L’affiche, lacérée par des inconnus, devient production non manufacturée, anti-objet. Ce qui différencie nettement son œuvre de celle de Marcel Duchamp. Si Duchamp disait que « le choix du ready-made était toujours basé sur l’indifférence visuelle en même temps que sur l’absence totale de bon ou de mauvais goût », le choix de Villeglé, par contre, est celui d’un dilettante au sens noble du terme. Le décollage d’affiche se décide en un coup d’œil dans la spontanéité : « Mauriac disait qu’il écrivait en état de somnambulisme. Quand on prend l’affiche c’est pareil ! », c’est revenu à l’atelier que le jugement est porté. Il envisage « telle affiche pas très grande pour un collectionneur, un petit appartement, telle autre pour un Musée ».

À une époque, il estimait que ses décollages devraient inciter le passant à en faire de même plutôt que de les acheter en galerie. Mise entre parenthèse de l’artiste qui coïncide avec l’opinion du musicien américain John Cage : « La musique est partout autour de nous… Il n’y aurait nul besoin de salles de concerts si l’homme pouvait apprécier les sons qui l’enveloppent par exemple au coin de la 7e rue et de Broadway… ».

Villeglé entend œuvrer comme les encyclopédistes du XVIIIe siècle qui, plutôt que de vouloir relever l’essence cachée des choses, en pénétrer le secret, préféraient, animés par la curiosité sociologique, s’emparer du monde.

L’originalité de Villeglé est de faire de grandes peintures abstraites sans toucher un pinceau. On ne peut tout à fait les dire abstraites, tant le papier, les couleurs, font partie avec la déchirure de notre paysage urbain, signale Villeglé dans la classification des œuvres "sans lettre, sans figure" du catalogue raisonné. Par contre l’extension du répertoire formel de l’affiche lacérée est pratiquement sans limite. Il va de l’expressionnisme au tachisme. L’affiche lacérée, matériau de rebut, résonne de mille échos dans le domaine pictural, des impressionnistes au "dripping". Malraux y voyait des expressions hittites. En fait l’affiche lacérée prend son intérêt lorsque son objet s’efface. Les œuvres où la couleur prédomine jusqu’à la monochromie résulte de l’encadrement des panneaux d’affichage par des bandes de papier monochrome, et ce jusqu’au milieu des années soixante. Les affiches commerciales étaient séparées les unes des autres par deux bandes de teintes différentes, de 50 cm de large. La couleur de ces bandes qui pouvaient être noires, était supposée mettre en valeur l’affiche cernée. Certaines autres affiches, lacérées par temps pluvieux, vont jouer de la transparence. Une mince pellicule du papier arraché reste collée sur les couleurs vives des affiches inférieures découvertes, elle adoucit les teintes, amortit les contours aigus de la lacération, efface les mots, elle révèle un caractère impressionniste plus proche des Nymphéas de Monet que de l’expressionnisme de Van Gogh.

La ville est devenue le terrain des opérations, la guérilla devient urbaine. À partir des inscriptions murales, voire des surcharges, des caviardages sur les affiches elles-mêmes (comme la réponse de passants en réaction), Villeglé va spéculer encyclopédiquement sur un abécédaire socio-politique voire économico-religieux et se comporter comme un dessinateur, encyclopédiste donc, qui compose des planches illustrées pour porter à la connaissance du public une nouvelle écriture, sans jamais oublier qu’au temps de la Grèce archaïque la lettre était d’abord un objet pictural, sans oublier non plus que l’enluminure médiévale unissait lettrines, armes et animaux. L’occupation allemande et la guerre ont favorisé certaines approches de Villeglé, ici à travers l’alphabet socio-politique pour les langages codés. Sur une de ses ardoises on peut d’ailleurs lire : "créer c’est résister" ou
"J’estime avoir ramené la peinture d’histoire dans l’histoire de l’art".

Si, en effet, l’affiche transmet la parole culturelle dominante, une fois lacérée elle devient comme "une antidote contre toute propagande". Il recueille tout autant les affiches évoquant les tensions internationales, la politique gouvernementale que, dit-il, « les élections communales clochemerlesques », « la grande et la petite manœuvre », formule qu’il reprend au dramaturge Arthur Adamov.
Par contre lui-même ne s’engage pas : ce n’est pas son opinion qui s’affiche. Les lacérations anonymes finissent par mettre en doute les différentes opinions et positions exprimées. C’est ce doute qui constitue la vision politique de l’œuvre. Villeglé est conscient des effets que la rencontre avec ces affiches lacérées peut avoir sur le spectateur lorsque ce dernier voit son opinion remise en question, mais il entend privilégier la relation de l’individu avec cet anonyme, le lacérateur d’affiches, qui ne se résigne pas au réel et lutte pour obtenir "un droit de parole dans la cité moderne".

Souvent Villeglé fait référence au Viol des foules par la propagande politique, l’ouvrage de Serge Tchakhotine, disciple de Pavlov et socialiste qui analysait la manière dont les régimes de Hitler et Mussolini étaient parvenus à une adhésion des foules en faisant appel aux instincts psychiques primaires.

Par ailleurs, en ne privilégiant aucune opinion, Villeglé nous permet d’observer plusieurs niveaux de discours en conflit. Ainsi, une œuvre comme les Bulles du Temple, 5 février 69 arrive à rendre compte du désarroi idéologique de la France après 68, ceci par la seule superposition de slogans devenus illisibles. De telles œuvres vont néanmoins susciter des réactions de tous bords. La censure vis-à-vis des affiches lacérées s’exprima négativement de diverses manières. Surtout ne pas montrer d'images qui peuvent rappeler des souvenirs cuisants ou douloureux, des faits qu’on aimerait cacher, oublier, des personnages qui ne sont pas de votre bord ou qui, si vous les respectez, sont caricaturés.

Il a eu beaucoup de discussions avec les militants communistes qui lui reprochaient d’arracher leurs affiches. Il leur répondais qu’elles iraient dans les musées et qu’ainsi leur histoire serait racontée comme 6, boulevard Poissonnière – Marcel Cachin, mai 1957.

"Quand on considère la fameuse formule de Lautréamont : "L’art doit être fait par tous et non par un", je réponds que l’artiste se fait influencer par tous et non par un. Picasso était le plus grand des voleurs, Dubuffet aussi était un voleur… L’art c’est le vol."

Chez Villeglé, ce chant du monde déchiré, cette célébration de l’écriture lacérée, du brouillé, de l’effacement exalte, par le biais du détournement, une des activités les plus déterminantes decertaines sociétés humaines, l’écriture, le graphisme.

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